Esther Benbassa nous parle de son livre Indocile, publié aux Éditions du Cerf.

« Ce n’est pas sans douleur qu’on écrit une autobiographie. Descendre dans les profondeurs de soi n’est pas une tâche facile. On perd et on gagne»
— Esther Benbassa
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Esther Benbassa est une universitaire et une femme politique. Elle est directrice d’études émérite à l’École pratique des hautes études (Université PSL) et ancienne sénatrice du Val-de-Marne (2011-2017), puis de Paris (2017-2023).
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Indocile – Esther Benbassa
Istanbul, Tel Aviv, Paris.
Trois villes, trois vies.
Et un destin.
Celui d’Esther Benbassa qui raconte son parcours de Juive athée, d’universitaire renommée, de femme politique française et de cosmopolite revendiquée.
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INTERVIEW
Longtemps, vous avez raconté les autres avant de vous raconter vous-même. Qu’est-ce qui vous a donné l’élan, cette fois, de vous mettre au centre ?
J’ai longtemps écrit l’histoire des autres mais à un moment de ma vie, j’ai pensé que je pouvais faire mon égo-histoire pour mettre de l’ordre dans mes idées et mes souvenirs. Le temps qui me reste à vivre est bien moins long que celui que j’ai vécu, il fallait se dépêcher. Le monde changeait à une vitesse exceptionnelle : les bouleversements politiques, les guerres, la disparition des êtres aimés. J’ai eu le désir de fixer par l’écriture ce passé avant qu’il ne se perde dans le tumulte. J’étais à la fin de ma carrière et voulais changer de mode de vie. Et puis, j’ai été encouragée à m’atteler à cette écriture par mon éditeur, un ami de longue date. Ce n’est pas sans douleur qu’on écrit une autobiographie. Descendre dans les profondeurs de soi n’est pas une tâche facile. On perd et on gagne…
En feuilletant Indocile, on a l’impression que votre vie est un territoire en mouvement. Diriez-vous que l’instabilité a été votre socle ?
L’instabilité n’a pas toujours été mon socle. Ma première émigration a été voulue par ma mère et je n’avais à l’époque que quinze ans. Je suis une personne très organisée, j’ai horreur de faire mes valises. Je me force à partir. En même temps, c’est grâce à cette vie mouvementée faite de départs que j’ai été en mesure de prendre ma destinée en main. Je suis une cosmopolite, je ne me sens bien, finalement, que dans les aéroports. En même temps, quitter les siens, rompre avec ses habitudes, s’adapter aux mœurs d’un nouveau pays ne sont pas des choses faciles. Nous sommes faits de contradictions.
Si vous deviez nommer un moment précis de votre vie où vous avez choisi la désobéissance, quel serait-il ?
La désobéissance, je l’ai choisie très tôt. Déjà enfant, je n’ai pas parlé jusqu’à quatre ans parce que je n’arrivais probablement pas à choisir parmi les nombreuses langues que l’on pratiquait dans ma famille. Je n’ai pas accepté de continuer les traditions de la vie en Orient : se marier avec un bon parti, s’occuper des tâches ménagères, faire des enfants. Je n’ai rien contre les femmes qui choisissent cette voie. Mon émancipation relève bien de la désobéissance. Cela ne m’a pas empêché de fonder plus tard un foyer. En politique, lorsque les injonctions de mon parti allaient à l’encontre de mes convictions, je ne les suivais pas au mot près. Et pour cela, j’ai payé le prix fort. Tant pis. La désobéissance est ma liberté.
Vous parlez peu de nostalgie, même en évoquant Istanbul. Est-ce un refus conscient de vous tourner vers le passé ? Refusez-vous ce bonheur, même passager, que pourrait procurer la nostalgie ?
Je viens d’une culture où on évite de parler aux autres de ses ennuis ou problèmes. Je n’allais quand même pas évoquer ma nostalgie dans une autobiographie. °Je n’aime guère les pleurnicheries. Une immigrée comme moi ne peut pas avancer si elle reste trop attachée au passé. Il faut aller de l’avant pour ne pas rester clouée au passé et le glorifier. Cela ne m’empêche pas de cuisiner les plats que ma mère cuisinait, d’aller visiter les tombes des miens, de parler très souvent au téléphone avec les membres de ma famille en Turquie et en Israël, et surtout cela ne m’a pas empêchée de passer des décennies à écrire l’histoire oubliée de ces juifs issus de la Péninsule ibérique. J’ai publié un nombre important d’ouvrages, traduits en différentes langues, sur cette histoire. J’ai essayé de transformer la nostalgie en science. Je ne sais pas si j’y suis arrivée.
Dans ce monde pluriel et en perpétuel mouvement, en proie au conflit permanent, une question plus intime se pose : pour vous, c’est où, finalement, le “chez soi” ? Et qu’est-ce que ça veut encore dire ?
Le « chez soi » est d’abord un exercice mental. Je me sens bien à peu près partout. J’ai pourtant un point d’attache où physiquement je suis présente la plupart du temps. Un « chez soi » ouvert aux autres, qui accueille et qui isole à la fois. L’essentiel est de ne pas s’enfermer et étouffer. De surcroît, le « chez soi » est un lieu choisi par soi. Hélas, notre vrai chez nous est dans notre tête et dans nos émotions, on voyage avec…
Dites-nous, parmi toutes les langues que vous portez, laquelle vous donne le plus de liberté intérieure, vous permet aujourd’hui de penser le plus librement ?
Je pense dans toutes ces langues. Lorsque nous nous retrouvons autour d’une table avec les amis d’antan ou avec les membres de notre famille, nous parlons avec des bouts des langues que nous pratiquons. Cela est très drôle. Une sorte de patchwork de langues. Aucune de ces langues ne me donne, à elle seule, une liberté intérieure. J’ai toujours l’impression de n’en parler bien aucune , y compris le français qui est ma langue de culture.
Ce livre est écrit dans une langue claire, presque nue. Avez-vous volontairement refusé toute tentation littéraire ou ornementale ?
J’aime la clarté et la beauté dans une langue sans trop d’ornements. Je n’ai pas choisi un style d’écriture. Les froufrous linguistiques éloignent le lecteur de l’essence du livre et empêchent le dialogue. Je ne dirai pas que la langue que j’ai utilisée est nue ; elle est pudique.
La fidélité est un fil discret de votre récit : fidélité à une histoire, à des voix passées. Qu’est-ce qui vous fait rester fidèle, dans un monde qui pousse à l’oubli ?
La fidélité est ce qui me tient debout. Je suis fidèle à mes convictions, à ma liberté, aux amis, aux proches… Pour une historienne, la fidélité commence par la fidélité aux documents, aux archives. L’oubli efface. La fidélité peut devenir une éthique mais pour cela encore faut-il reconnaître qu’elle ne s’achète pas mais relève d’un « éternel » métissage, d’un travail de dentelle. N’oublions pas que fidélité vient du mot fides, « foi » en latin. Quand on n’a plus la foi, reste pour se sauver la fidélité.
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